L'histoire d'Andrée Richard

Andrée Richard communiante - Histoire de vie
Andrée Richard jeune femme

Sommaire

Afin de faciliter la lecture et la navigation dans les différents textes, les différentes époques, plusieurs passerelles, ou raccourcis, sont proposés. En cliquant sur un des liens ci-dessous, vous  serez immédiatement dirigé à l’endroit souhaité de la narration.

• 1 – Les jeunes années
2 – La 1ère Guerre Mondiale
3 – La vie maritale
4 – La seconde Guerre Mondiale
5 – L’après-guerre
• 6 – Les années 50
• 7 – Les années 60
• 8 – La vie en Alsace
• 9 – Les dernières années

À la fin de chaque « chapitre » ou « époque », vous verrez un bouton bleu portant la mention « Compléments ».

En cliquant dessus, vous serrez dirigé vers une page proposant des informations, des commentaires, des textes, des citations complémentaires à l’histoire d’Andrée. De quoi apporter un éclairage didactique à la narration de l’histoire de vie d’Andrée.

Des boutons vous permettrons, là aussi, de revenir facilement à l’histoire initiale.

Ô vous qui tournerez ces feuilles 
n’y cherchez point contentement. 
Pour votre joie et votre deuil 
Vous n’y trouverez qu’un printemps. 
Pourquoi ?
                  pourquoi… je n’en sais rien !

Toutes les couleurs sont le bien 
d’un chimiste nommé Destin 
qui les broie et les décompose. 
De son art on sait peu de chose, 
Mais sur son livre il est écrit 
que le gris doit chasser le rose 
de tous les jardins de la vie. 

                           Andrée Lazard

La jolie vigne

Ma vie est pleine de petits riens.
Je sens le vide de ce trop plein.
Alors je pars à l’aventure
Sur les chemins de l’écriture.
Et je m’en vais au fil des lignes
Boire au stylo bleu de ma vigne.

À cet instant le temps se pose
Sur cette feuille… et je dispose
de l’infini… de l’incueillable
grain de raisin déraisonnable.
Et je graille mes chimères
en les pressant sur mes nuits blanches.

Devrais-je enfin remplir mon verre
pour me griser de ces dimanches ?

                               Merci à l’Inconnue

Andrée Richard - Histoire de vie
Ce qui n'est pas écrit n'a pas d'existence
Ce livre pieux est ma mémoire... et ce qui survit.
Personne ne voit jamais les choses qu'avec ses propres yeux

Les jeunes années

Il fait un temps de paradis, quand, ce samedi 14 avril 1900, s’ouvre la 5e Exposition Universelle de Paris.

On ne pouvait rêver ciel plus beau… température plus douce… soleil plus éclatant !

Jamais la république n’avait été aussi triomphante : drapeaux, uniformes, chevaux, fanfares, élégances, altesses, luxe déployé aux portes d’une Europe déjà inquiète.

C’est sur ce triomphe et sur ces promesses que j’ai ouvert les yeux.

Un triomphe qui s’est nourri de deux guerres, et qui fait route aujourd’hui dans le fracas et la fureur.

14 avril 1984

Quatre vingt-quatre ans aujourd’hui.
Deo gratias.
Demain et aujourd’hui
Tant que Dieu dira oui !

Ô Maman ! Je m’ennuie de Toi.
De ta voix et de ta présence
De tes mots et de tes silences
Que tout le présent ne vaut pas.

Maman !
Je n’ai jamais rien possédé de plus précieux que Toi !
À 84 ans, tu restes ma richesse.
J’ai 84 ans ce matin et je penser à Toi.

Ces textes, Andrée les a écrits le jour de ses 84 ans. Ce sont les derniers mots qu’elle a écrit dans ses précieux cahiers, véritable témoignage sur l’évolution de ce 20e siècle qui est né quelques mois avant elle. 

Ils résument assez bien l’esprit qui a illuminé sa vie, la blessure d’avoir perdu sa mère prématurément, les horreurs de deux guerres mondiales et l’incompréhension grandissante du monde moderne.

Mais n’anticipons pas…  Ouvrons doucement les portes de son histoire… Tournons délicatement les pages de ses cahiers… Imaginez Paris… en 1900 !

Reportage France 3 effectué  avec des images prises par les frères Lumière. ®Tous droits réservés.

Andrée, en 1900, est la seconde enfant de Arthur Richard et Maria Mertens, respectivement tailleur et giletière de leur état.

Elle a un frère, Maurice, de 3 ans son ainé.  Elle aura, 4 ans plus tard, une petite sœur, Madeleine.

Maria Richard - Histoire de vie

Maria Richard

Arthur Camille Richard - Histoire de vie

Arthur Richard

Maurice Richard

Madeleine Richard enfant - Histoire de vie

Madeleine Richard

Ses parents tiennent boutique à Paris, rue Berthollet et travaillent beaucoup. 

La petite Andrée est mis en nourrice dans le nord, région d’origine de Maria  à Vieux-Condé, 

Enfance

De quelle aïeule ai-je hérité
cet impatient besoin d’écrire
qui me tient en perplexité
même si je n’ai rien à dire ?

Quel butin qu’une page blanche
ainsi qu’une voile, tendue, 
offerte au zéphir qui la penche
et, jaloux, ne s’en déprend plus.
Ecrire, c’est vivre deux fois ;
et combien j’aimerais parfois
entendre de nouveau le vent
qui soufflait si ingénument
dans mes voilures d’autrefois !

Petite fille  aux nattes raides,
privée d’amour et de bonbons,
j’adorais une fille laide
un cahier vert et un crayon.
La première était infidèle
mais les autres, chers confidents,
partageaient les secrets appels
de mes enthousiasmes naissants.
Dieu avait la première place
dans mes poèmes malaisés,
et ma main guidée par sa grâce
emplissait son ciel de baisers.

Or, adolescente, il me vint
un peu plus de curiosité,
et délaissant l’amour divin,
j’offris à l’autre, le festin,
que l’archange avait préparé.
Il me manquait beaucoup de science
Ma vie dévote et repliée
sur une trompeuse innocence,
me tenait craintive et liée.
Je compris que l’ordre sacré
me conduisait à la famine,
et que, tendre et inexplorée
J’avais besoin de vitamines !

Je les cherchais avec délices
dans les profonds casiers de bois
accrochés au quai Saint-Sulpice
Et les “Chansons de Bilytis”
chargeaient mon coeur en fleur de lis
de secrets et païens supplices
Dont mon front ne rougissait pas.

Que de richesses découvertes
parmi les hôtes défraîchis
des longues boîtes bleues ou vertes !
De tous les horizons surgis
leur nombre me troublait à peine
et je buvais à bouche pleine
leur vin grisant comme la vie.

Raisin permis ou défendu
chaque livre, en sa beauté nue
me découvrait son vrai visage,
quitte à me laisser confondue
ou libérée entre les pages.

Portées par la phrase ou le vers,
les harmonies silencieuses
sortaient des feuillets entr’ouverts.
J’écoutais … éblouie…heureuse;
étonnée qu’aux sources diseuses
on puisse cueillir tant de choses
et les arracher à leur cause
par la simple magie des mots.
Docile, ma voix se pliait
aux subtiles modulations
et sur elle se refermait
en délicates floraisons.
J’accédais au trésor immense
des sublimes confrontations,
quand le mot devient une science
et son chant, une incantation.

Le flot pur arrivait des cîmes …
bondissait comme un jeune daim …
et d’un saut épousant la rime
jetait un joyau dans ma main.
J’en eus bientôt mes coffres pleins.
Ainsi qu’une infante chargée 
de trop de gemmes à la fois,
je me sentais transfigurée
et vacillante sous leur poids.

Las ! n’est pas infante qui veut !
fille d’un père sans empire
à qui le travail tenait lieu
de “bois sacré” et de délire,
Mes émerveillements intimes
furent princes illégitimes.
Il ne resta de mes conquêtes
qu’une dérisoire couronne :
une ombre au pied d’une colonne
soufflant les bougies de la fête.

Dans mon cortège souverain
une femme vint sans atours.
Elle avait une rose en main …
c’était la “vie de tous les jours”
Son geste était plein de bravoure
mais il ne nouait aucun lien.
Même avec des rubans autour,
ses roses ne me disaient rien.
Pourtant, sans refus ni dédain
quittant mes voies délictueuses,
j’ai troqué ma soie merveilleuse
pour sa mante et son gorgerin.

Et s’il, d’aventure, il me plaît
que ma plume encore se hasarde,
c’est pour la fille que j’étais …
Et tout l’amour que je lui garde.

C’est l’accidentel qui gouverne l’essentiel. Et cela s’appelle : Le Destin

Cols marins- banc- chapeaux à fleurs …
Nos mères surveillaient nos jeux
et souriaient à leur bonheur.
Paris, avait à toutes deux
servi de ministre et de prince
pour donner à leurs nostalgies
le titre ambitieux “d’amies,”
Dans ce clair jardin de province.

Ce siècle à peine commençant
chargé de sottises et d’atours,
comme moi, n’avait que six ans;
et il croyait ingénument
Que cela durerait toujours.

Le grand garçon en avait douze.
Nos jeux étaient trop différents
pour que je puisse seulement
autour du kiosque et des pelouses
revoir un trait de son visage.
Et pourtant dès ce moment-là,
sans désir comme sans combat
je l’avais reçu en partage.
Celui qui deviendrait mon maître
mêlait déjà ses cris aux miens.
Je venais à peine de naître
et je n’étais déjà plus rien !

Par ironie ou malencontre
j’engageais ma foi et ma vie
sur l’échiquier d’une rencontre,
et les deux me seraient ravies.

Mon cerceau roulant au hasard
signait le contrat sur le sable …

La bague serait pour plus tard
dans l’absurde et l’irréparable.
Le drame se jouait tout seul
avec des grâces enfantines …
le parfum sucré des tilleuls
mettait du miel sur nos tartines.

Banc au soleil dans un jardin …
Deux mères calmement assises,
Sur le carnet blanc du destin
Je me trouvais déjà promise.

Les années de pension

Insensée ! insensée ! me répétait mon père …
On ne t’a donc appris qu’à réciter des vers !
Mais tu mourras de faim !
C’est à peu près certain
répliquais-je, intraitable…
Mais avec un bouquet de roses sur ma table !

Fumée

Notre enfance était sans éclat.
Oiselles d’un nid sans duvet
où des dames en célibat
gouvernaient avec un sifflet,
nous subissions, sans joie ni pleur,
au hasard des tranquilles rues,
la morne sortie de rigueur
Précédant vêpres et salut.
Rigides dans nos robes neuves,
ainsi que de petites veuves,
sobres de regards et de gestes,
nous offrions aux hypocrites,
vivant en paix dans le pêché,
nos yeux baissés de carmélites
et nos joues de papier mâché.

Par bonheur, le diable veillait, 
plus subtil qu’un ange gardien
sur l’innocente que j’étais.
Emu de mon triste maintien,
il m’offrit d’une main gantée,
dans l’allégresse inusitée
d’un jour de kermesse et de fête,
la fumée d’une cigarette.
Et cette offrande avait un goût
de choses, pour moi si nouvelles,
que je restai, main contre joue,
refusant de souffler sur elle.
Echarpe languissante bleue
elle m’entoura doucement …
Caressa ma lèvre … mes yeux …
et m’emporta docilement,
sereine et ne pensant à rien,
vers un paradis merveilleux
où brûlait un encens païen, 
à la gloire de nouveaux dieux.

Sur de nouvelles dimensions
pensées et choses se mouvaient …
Des architectures naissaient
dégagés de leur confusion.
Déserts soudainement peuplés,
des plages mortes s’animaient.
Et ce qui m’était révélé
forçait mes refuges intimes,
prenaient des tours inviolées,
réduisait à rien des abîmes,

Libérait, d’une âme scellée
par les jeûnes et les pardons,
une enfantine volupté
Qui n’avait pas encore de nom.

Par une route singulière,
j’abordais sans chaînes ni liens,
au seuil d’une rive étrangère
où je me découvrais enfin.

Je sus alors, qu’il existait,
cachée au plus profond de moi,
une île qui m’appartenait
où mon coeur tout neuf était roi.
Une île vierge en son matin,
dont aucun voyageur perdu
n’avait foulé le sable fin
pour y dormir à mon insu.
Tout s’y mourait de mon absence.
Des barques berçaient au fanal
leur attentive somnolence,
dans l’espérance d’un signal.

J’allais accourir ! J’étais prête.
Franchissant sa peur et sa nuit,
Une forme, de moi surgie
s’échappait de ses bandelettes.
Que valaient, en comparaison
des fruits de ma contemplation,
les saintes blêmes dans les châsses
et les mystères de le Grâce ?

C’était l’aube … tout commençait.
Dans les clairs chemins qui s’ouvraient
quelqu’un, marchant depuis toujours
accourait au-devant de moi.
C’était la liberté …
                                  l’amour ?

Des lionceaux portaient son pavois.
Tandis que mon coeur malhabile
disait craintivement son nom,
toutes les roses de mon île
Retombaient en pluie sur mon front !

Il n’y avait plus de fumée
quand une compagne zélée
vint m’arracher à mes délices.
Ma pâleur arrêta son cri …
Mais rayonnante, je lui dis
“Ne te trouble pas, ma Félice …

Je viens d’apprendre que je vis !

À Blanche

Pour le souvenir des années 15

Quand il était venu au monde
on n’avait pas carillonné
ni réuni la table Ronde,
autour du lit de la Renée.
Dans la splendeur des lilas blancs
qui rendaient sa maman moins triste
il était né discrètement
un soir de Mai … à l’improviste.

C’était une navrante histoire.
Et le nom du pauvre marmot
n’avait pas ajouté de gloire
au carnet bleu du Figaro !

Que de grâce il avait pourtant
ce clandestin petit bonhomme
langé de coton indigent,
rond et luisant comme une pomme.
Chair tendre et menton velouté
au goût sucré d’ambre et de miel,
nacres et satins mélangés
synthèse de fruit et de ciel.

Ce fragile objet de scandale
fit rougir tout le doyenné.
Mais ça lui était bien égal,
elle s’en fichait, la Renée,
et riait à son bel amour
quand la nigaude au vieux Pancrace,
pour ne pas lui dire bonjour
passait sur le trottoir d’en face.
Cousu d’or et d’hypocrisie
le vieux aurait pourtant donné
l’auberge avec la Valérie
pour un  regard de la Renée !   

Mais ce n’était pas suffisant
pour fléchir la belle obstinée.
Elle avait le coeur exigeant,
et plus fier que ça… la Renée.
On était même un peu déçu
du don qu’elle avait d’être honnête
et de passer inaperçue.
Tôt levée, le visage net,
elle opposait aux médisants
le jeu de cet art difficile,
et son beau regard transparent
comme une eau calme sous les cils.

Modiste et quelquefois lingère
dans ce bourg dévot et cossu,
elle était restée l’étrangère
dont on avait jamais rien su.
Elle y était venue, portant
sur ses bras raidis et lassés
un petit paquet vagissant
et quelques hardes entassées.

Nul n’avait de sa main tremblante,
ôté le lourd cabas de cuir
et soutenu l’humble passante
au courage prêt à faiblir.
Pour l’amante jugée coupable,
nul n’avait au soir de ce jour
mis le bouillon chaud sur la table
et souri au péché d’amour.
On avait préféré en rire,
et promu pour cette indécence
tout ce que l’enfer peut offrir.   

Graves messieurs portant barbiches,
dames de denier paroissial
avec le nez en pied de biche
et le sautoir en diagonale…
Dévotes aux regards prudents
gardiennes des vertus majeures…
bourgeois guindés et réticents
archanges exterminateurs.
Lasse de ceux qui disaient trop
et de ceux qui ne disaient rien.
Riant des méchants et des sots
et redoutant les “gens de bien”,
la Renée avait clos sa porte
et trouvé dans son Jean-Marie
et ce que chaque jour apporte
un nouveau prétexte à la vie.

L’enfant grandit, presque sans nom
Ce qu’on lui reprochait en somme,
c’était d’être un petit garçon
qui n’avait besoin de personne.
M’an Renée c’était tout un monde !
Un jouet neuf  et des tartines …
trois sous dans la gamelle ronde
pour déjeuner à la cantine.
C’était la fenêtre fleurie
offrant à l’avril renaissant
le frisson de son plumetis
aux plis légers et retombants…
Le grand lit couvert d’imberline
avec des oiseaux et des arbres….    

Le vase bleu en opaline
et la cheminée de faux marbre.
C’était un bonheur innocent…
un petit bonheur sans histoire,
avec des journées à trois francs
et deux draps brodés dans l’armoire.

Au rythme changeant des saisons
s’écoulait une vie facile
où chaque fête avait un nom.
A Pâques frileux et gracile
c’était la messe aux Récoltes
et le retour dans la ruelle
avec un beau gâteau mollet
que l’on tenait par la ficelle.
Juillet ramenait la ducasse
et l’ivresse des balançoires,
les chaudes soirées sur la place
le nougat et le sucre noir…
les gaufres dorées et craquantes
en échange de quelques sous…

Le manège aux marches branlantes
où l’on faisait un peu les fous…
Toutes les magies de la foire
aux baraques illuminées,
le frou frou des jupons de moire
et le chapeau de la Renée;
Malin sous ses airs papelards
coquin et plein d’espièglerie
il fournissait en racontars
les Dames de la Confrérie.     

Petit canotier de velours
dont je me rappelle si bien
c’était un chef d’oeuvre d’humour
ce bibi fait de presque rien :
Chutes de galons et de tresses,
rubans glanés de-ci de-là,
pauvretés devenues richesse
sous la caresse de ses doigts.
Couronne d’une royauté
souveraine et jamais apprise, 
il convenait à sa beauté
aux formes pures et précises,
et l’on aurait en vain cherché 
dans toute la sous préfecture, 
un autre front pour y poser
cette adorable architecture.
Narguant le nez et le menton
il conférait à sa personne
un petit cachet trianon
qui émouvait beaucoup les hommes.
Ils le lui disaient au passage
avec grâce ou forfanterie…
le mot passé, restait l’hommage
qu’elle savourait comme un fruit.

Jean-Marie était-il jaloux ?
Je ne sais… mais en revenant
il pressait plus fort sur sa joue
la main si fine sous le gant.

La haine, en petit vent coulis
sortit des austères demeures,
et jeta les dés au tapis
pour une lutte sans grandeur.
A la pharmacie “du Progrès“
les langues donnaient leur mesure
et les mères serraient de près
leur blafarde progéniture…
cependant  qu’au “Café du Centre »
les messieurs s’avisaient surpris,
que la caissière avait du ventre
et des petits yeux de souris.     

Cils baissés… voilette tendue…
un peu de poudre sur le nez…
ce fut la guerre des deux rues
et les beaux jours de la Renée ;

C’est là que l’abime s’ouvrit :
traversant les champs moissonnés
le tocsin étala son cri
et fit chanceler la Renée.

La Guerre ! Elle était là… béante.
Altesse aux rouges oripeaux,
gueuse fardée et ricanante.
Tout se figea dans un sursaut.
Lourds sabots et crinière au vent
comme un escadron qui déferle,
l’angoisse sortit de ses flancs
et courba meules et javelles.
Tout fut frappé d’aberration.
Devant les ateliers, les forges,
on lisait “Mobilisation“
avec un gros noeud dans la gorge.

Réunissant bâtards et fils
au profit d’un sombre trépas
pour je ne sais  quelle justice,
celle-là ne choisirait pas.
Tout serait broyé, confondu
sans souci de noble allégeance;
Etre né de père inconnu
cela n’avait plus d’importance.

Fleur au fusil et sac au dos
Jean-Marie partit aussitôt.
Les jours passèrent… et puis les mois
mirent une chape d’oubli
sur tous les trésors d’autrefois.
La belle histoire était finie.
Lorsque les lilas furent blancs
comme pour un anniversaire,
sans musique et sans ornements
on porta la Renée en terre.      

Comment, en un songe éveillé
ai-je revu toutes ces choses 
aux pâles contours oubliés ?
D’où vient, qu’en ces froides journées
Novembre est reporté mes pas
vers le lien des tendres années
où Jean-Marie ne revint pas .

Je ne cherchais rien en ce lieu
tant de fois perdu et repris…
je n’apportais qu’un gage pieux
à une terre endolorie.
Je ne cherchais rien … et pourtant
tout venait au devant de moi, 
me rejoignait à chaque instant
dans le même ordre qu’autrefois.
Qui, dans l’ombre a touché ma main ?
Quel bras secourable a surgi ?
Au-dessus d’un tertre fleuri
un nom barrait la pierre nue :
Sergent-chef… Pascal Jean-Marie.
Et c’est là qu’il m’est apparu.

Il sonnait comme une revanche
ce nom chargé de flétrissure
écrasant ceux de Vaudemanche
sous leur ancienne forfaiture.
Mêlé sous la même devise
à des frères indifférents
En holocauste à la bêtise
Jean-Marie offrait ses vingt ans !     

Parmi tous les autres inscrits
lui seul, me paraissait sublime.
Je l’imaginais tout raidi
dans sa capote bleue marine,
ses cheveux indisciplinés
tombant sur un épi rebelle
comme au beau temps où la Renée
le portait à la maternelle.
Ce que j’aimais le plus en lui,
c’était la douce permanence
des bonheurs qu’il avait appris
aux jours choyés de son enfance.
Le parfum, les gestes, la voix
d’une mère amoureuse et belle
avaient une seconde fois
animé cette oeuvre charnelle.
Que restait-il de cet ouvrage ?
Deux ombres à jamais perdues
pour un ultime rendez-vous.
Novembre, sur leurs membres nus
étalait son feuillage roux.

Souvenirs un instant sortis
du livre de vie où je garde
tant de profils évanouis,
à vous contempler je m’attarde.
Joyaux rutilants dans ma maison
qui êtes flammes et rayons,
survivance sans lendemain
harpe dont j’accorde les sons…..
C’est par vous que j’ai retrouvé
de toute sa fraîcheur paré
comme une précieuse image
un inoubliable visage.

                                          Reims  l945

J’ai dit à la morte légère
qui de toi, pauvre âme a souci ?
Personne !… a répondu la terre.
Les morts ont leurs douleurs aussi.

                                Verlaine

La première Guerre Mondiale

La guerre de 14/18 – La vie à Paris pendant la guerre.

1914 – La guerre

L’armée règne à Vienne sous les traits de l’empereur. Tout le monde danse dans palais bourrés d’uniformes blancs ; sur les révoltes à venir dont 1848 a déjà donné une idée ; un avant-goût de « première » dont on s’efforce d’étouffer les rumeurs sous les valses de Strauss, sous les plumes des bicornes, des masques, des éventails.

Pièce maîtresse et symbole d’une unité apparente, le Danube traverse l’Europe depuis les collines germaniques jusqu’à son embouchure dans la mer noire et charrie un peu de tout.

Les nostalgies allemandes
Les horizons magyars
Les aspirations latines.

La Vienne impériale est un des centres d’une Europe qui se situe au milieu du monde.


Extrait du livre de Jean d’Ormesson « Le vent du soir »  
Juillet 1985

Cet évènement majeur de notre histoire, Andrée le ressent à la fois comme une terrible blessure. Son frère a été gazé dans les tranchées. 

C'est de l'honneur que les peuples ont besoin

Maurice Richard 1897 – 1935

À mon frère Maurice,
gazé au Mont Cornillet en 1917

Pélerinage au chemin des Dames - Janvier 1937

La croix n’a plus qu’un bras aux grottes du Dragon,
l’autre est tombée un jour sans rompre le silence,
au pied d’un pauvre autel où l’oubli se confond
avec notre impudeur et notre indifférence.
Comme il est loin le temps de nos gloires défuntes.
Pour tout  anéantir vingt années ont suffi.
Et l’autel embrasé par tant de flammes saintes
n’est plus qu’un pilori !

Déjà vingt ans, Seigneur, qu’au mur de cette glaise
veilleur désabusé tu étendais tes bras…
Vingt ans, que suppléant à notre âme mauvaise,
indigent et muet, tu ne faiblissais pas !
Comme un soldat debout attendant la relève,
plus seul, plus méconnu, plus triste chaque jour,
il ne t’aurait fallu, mon Dieu, qu’un peu d’amour
pour sauver ce bras mort, qu’en pleurant  je soulève.
Personne n’est venu … et pour cet abandon,
pour l’affront qui t’es fait, comme à ceux que tu veilles,
mon coeur désespéré te demande pardon.

Femmes de ce pays qui avez eu vingt ans
où sont les fleurs coupées de vos gerbes sans nombre
et qu’avez vous appris à vos petits enfants ?
Quelle part ont-ils faite au martyr et à l’ombre ?

Si j’avais pu mon Dieu, par ta faveur comblée,
être promue au soin de ton pieux symbole,
je n’aurais pas voulu que d’un seul bras levé
tu sois le demi  dieu de cette nécropole.

Je t’aurais élevé un autel triomphal
parmi tant de douleur et d’infinie détresse.
J’aurais brodé des lys autour du Corporal
et soutenu l’espoir d’une éternelle messe.

J’aurais posé ici la chasuble de moire,
et le rochet tout blanc et l’aube immaculée.
Je t’aurais fait, Seigneur, un firmament de gloire
avec tous les drapeaux sanglants et déchirés.
Et j’aurais attendu la parade dernière…
le mot d’ordre secret dispersé dans la nuit
ouvrant chaque tombeau et fouillant chaque ornière
et les monts de Champagne en auraient tressailli.

Et j’aurais vu soudain sortant de la tranchée
sur un  appel muet par eux seuls entendu,
tous les soldats boueux aux capotes trempées
rassemblés comme un seul sous tes bras étendus.
Immuablement beaux, ouvrant leurs grands yeux vides,
fourragère à l’épaule et ceinturon de cuir,
et les clairons posés sur leurs bouches livides
auraient sonné “ Aux champs “ pour les morts à venir.

Arbre mort, dont mon frère a connu le visage
à la face des temps élevant son moignon
pour arrêter demain les inhumains carnages,
la croix n’a plus qu’un bras aux grottes du Dragon.

Tout sanctuaire veut qu’on saigne
sur le chemin qui mène à lui …
à genoux le long de ma nuit
je vais lentement vers ton règne

Les Dioscures

Pour empêcher les morts de mourir tout à fait , et pour q’un peu de chaleur survive dans nos mémoires. 

NDLR
Aujourd’hui, la croix n’existe plus à la caverne du Dragon. Les vestiges de la première guerre mondiale s’effacent peu à peu dans les mémoires des hommes et dans les livres d’histoire…

La vie maritale

Andrée se marie à 20 ans. Encore mineur à l’époque.

La seconde Guerre Mondiale

Un nouveau choc !

Pensez à ceux qui sont muets et sourds
car ils sont morts assassinés au petit four.

Robert Desnos 1945

Les comptes

A dix ans, croyant que le ciel
avait les yeux fixés sur moi
J’ai compté pour péché véniel
un peu d’encre bleue sur mes doigts.

A quinze ans, portant à l’autel
une adoration sans partage
j’ai compté pour péché mortel
une rougeur sur mon visage.

Mais quand j’ai ouvert à la vie
un coeur sage et plein de vertu
j’ai compté pour supercherie
les biens dont on l’avait pourvu.

J’ai découvert, jour après jour,
la face opposée du miroir
où j’avais cru voir tant d’amour :
l’horreur y dépassait l’espoir.

J’ai su que l’on m’avait menti.
Que l’encens restait sous la voûte
et ne retombait pas en pluie
sur les vagabonds de la route.

J’ai su que le monde était laid,
que le fiel emplissait les bouches,
que la puissance s’érigeait
sur les cadavres et les mouches.

J’ai su qu’on y mourait de faim,
qu’on y remplissait les prisons
que le sang coulait sur les mains
pour Jésus, César et Mammon.

J’ai su qu’un flot d’or submergeait
les pieds du Condamné Livide
et que le doute remplissait 
le trou noir de ses grands yeux vides.

 

J’ai su que les ghettos et les fours …
les longues files bras en l’air…
les fusillades dans les cours
et les silence du  “Vicaire “.

J’ai su que sa main bénissante
agrippée à ses lourds vaisseaux
animait celles des bourreaux
à tous les crimes consentante.

J’ai cru, qu’au sortir des combats
la justice crierait son nom…
mais il est des antres profonds
que la vengeance n’atteint pas.

Personne, n’a crié “parjure !”
ébranlé la porte romaine,
sorti de sa tanière obscure
le pontife chargé de chaînes.

Sa puissance demeure entière.
Six millions de corps étendus,
d’innocents brûlés ou rompus
font un tapis sous sa litière.

Et j’ai su qu’une foule immense
baignant dans le sang jusqu’aux reins
sous l’oeil des vierges et des saints
exalte sa magnificence.

Je suis demeurée confondue;
dépouillée d’un manteau superbe,
robe écarlate et tête nue
sans voile, sans croix et sans gerbe.

Et j’ai compté parmi les morts
l’âme enfantine qui fut mienne
quand l’Esprit de Sainte-Chrétienne
soufflait dans nos bannières d’or !

 Reims l945

Chaque adulte a sur les bras le cadavre de son enfance.

Pour mémoire garder

Or, voici qu’en sa plainte, Isaac venait pleurant :
« Seigneur, Seigneur ! Pourquoi nous as-tu mis au monde ? »

Ed Fleg

Fermez doucement la fenêtre.
Qu’aucune rumeur ne pénètre
en ce lieu, d’où je veux bannir
tout ce qui pourrait l’assaillir.
Qu’à mon seuil, toute vie s’arrête.
Voyez, un voile me défend
buvant mes larmes sous le tulle.
Autour de sa mince cellule 
ainsi qu’aux portes d’un couvent
le monde agite obstinément
les trois grelots de sa folie
sans que l’ordonnance d’un pli
de mon mur transparent ne bouge.

Pourquoi les fleurs sont-elles rouges
et non roses comme autrefois ?
Pourquoi les arbres dans les bois
sont-ils en tous temps dépouillés
pour mes yeux tristes et mouillés
qu’aucune saison ne console ?
Etrangère à toute parole,
j’ignore le bruit incessant
que chaque heure apporte ou répète.
Je vois toute chose en passant
mais je ne tourne plus la tête.

J’assiste … je ne communie pas.
Peut-être ai-je aimé autrefois
un livre … un tableau … un visage ,
un regard saisi au passage
et dont le feu ne s’éteint pas…
Peut-être ai-je ri aux éclats
pour un geste… pour un langage…
Ce soir je ne m’en souviens pas.

Est-ce parce que je vieillis
que mon coeur s’est d’un coup repris,
Et, qu’en somme, tout m’indiffère ?
N’est-ce pas plutôt que la guerre
m’a laissée nue et sans amour,
froide et abîmée pour toujours
dans la poussière de mes dieux ?
N’est-ce pas, que morte avec eux,
et gisant enfin sous leur poids,
je les juge impuissants et creux
et tous coupables envers moi ?
Lequel sortant pur de l’épreuve,
me fera don d’une âme neuve ?
Une âme où plus rien ne gémisse,
Des yeux d’où jamais ne surgisse
en image de dérision
l’étoile cousue au veston…
la cave obscure… la cachette…
le trou mince par où l’on guette…
les slogans, les coups, les injures,
les mots crayonnés sur les murs…
Des pas… des fuites éperdues…
Un enfant qui ne bouge plus…           

Beauté et douceur de la nuit ? décor !
La nuit ne prête qu’à la mort,
et naguère à la Gestapo.
Au temps funeste dont je parle
elle éclairait de son falot
les miradors et les ghettos;
le geste prudent qui dénonce,
la porte fermée qu’on enfonce…
les sifflets… les casquettes plates…
les morts, étendus sur l’asphalte…
et puis le troupeau morne et lent,
de ceux qui s’en allaient, marchant
vers l’implacable sacrifice.

Six millions ! six millions de Christs
promis aux sombres édifices
des plus modernes Golgothas !
La Passion … six millions de fois !
                                                                              

Six millions de roseaux, de Croix …
de flancs ouverts d’un coup de lance
six millions de bouches, qui lancent
aux voûtes de la chrétienté
le reproche d’iniquité,
six millions de fumées, montant
au-dessus des noirs Vaticans
d’Auchwitz ou de Bergen-Belsen,
devant Rome, inerte et sereine.
Des monceaux de petits Jésus
calcinés, jetés au rebut
à qui la décharge publique
devient sépulture et basilique.
Six millions de vendredis saints
devant lesquels l’Ordo romain
ne fléchira pas le genou.

Cortège douloureux et flou;
Chaque nuit me les restitue.
L’agent qui surveille la rue
marche d’un pas lent qui m’étreint
l’angoisse fuit quand le jour vient.

Quel moine tonnant, quel prélat,
pour que tant d’horreurs ne soient pas
a risqué sa pourpre ou sa bure ?
Quel pape a caché sa figure
dans un sac d’orties ou de cendres ?
Quel Judas, est allé se pendre ?
Quel vicaire aux manches illustres
a empli le cintre et les lustres
des cris d’une sainte colère  ?
Jeté le cierge éteint à terre ?
Dieu juste ! Six millions de tes fils
sans qu’une soutane frémisse
et sans qu’un dôme ne s’effondre,
pour les broyer et les confondre !

Joignant leurs dévotieuses mains
sur des quipures rarissimes,
les tonsures sérénissimes
oubliant l’amour du prochain
ont dit “ c’est Dieu seul qui décide
et fixe le sort des perfides !”
Sa droite inéffable est parfaite
Sa Sainte volonté soit faite.
La foule peureuse et servile
a répondu “ Ainsi soit-il “.

Six millions de juifs innocents
pour raffermir le vieux ciment
des clochers et des campaniles
n’était pas un rêve imbécile.
Tous les français se sont rués
à cette infâmante curée
où l’argent épaulait la haine.
(Ne me faîtes pas de procès
je parle de ce que je sais
et nulle passion ne m’entraîne.)

Lâches, cupides, fanatiques,
pour la maison ou la boutique
pour les prêches… pour les “on-dit “
Pour leur ventre ou pour leur crédit,
pour deux mille ans de catéchisme
noir de mensonge et de racisme,
pour la littérature immonde
et leur ignorance profonde,
cinq années, leur voix unanime
a servi le vol et le crime.

Solitaire dans ma maison
où veille une flamme discrète
De qui serais-je l’interprète
si ce n’est d’un petit garçon
déchiré et mort sous l’opprobre

Parce qu’il s’appelait Jacob !

                                           Reims l946             

Ô Lumière !

Je t’invente parce que je t’ai trouvée
Je t’imagine parce que tu me manques
Tu me manques parce que tu reviendras

La mauvaise prière

Dame puissante, écoutez-moi,
Ne nous disputons pas nos fils.
Le vôtre a souffert sur sa croix
Le mien est mort à Auchwitz.
Le Vôtre était, dit-on parfait.
Le mien, quel mal avait-il fait ?
Madame Marie, croyez-moi
Nos larmes ont le même poids.
Entre l’arbre et la chambre à gaz
On ne peut mettre que des phrases.

                                                          l946

L'après-guerre

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